De la mer à la salle de nécropsie
Un ornithologue chevronné, basé à Rivière-Ouelle, Bas-Saint-Laurent, scrute les eaux du Saint-Laurent. C’est plutôt une rondeur blanche sans plume qui attire son regard, avec au centre une excroissance – une nageoire pectorale– qui pointe vers le ciel. Une carcasse de béluga dérive avec le courant de la marée descendante, au centre de l’estuaire du Saint-Laurent, direction Kamouraska. Il la suit au télescope pendant trois heures, puis la perd de vue. S’amorce alors le 19e cas de carcasse de béluga du Saint-Laurent cette année pour Urgences Mammifères Marins, le matin du 19 septembre.
Le lendemain, en moins d’une heure, près d’une dizaine d’appels sont reçus pour signaler une baleine blanche, allongée sur les roches plates de la baie Saint-Denis, à cheval entre la municipalité de Rivière-Ouelle et de Saint-Denis-de-la-Bouteillerie. Une photo d’un citoyen le confirme : il s’agit bel et bien d’un béluga, probablement celui qui dérivait hier. Le plan d’intervention est mis en branle.
Chaque carcasse représente une mine d’or d’informations, une sorte de témoin de l’état de santé de cette population en voie de disparition étudiée depuis les années 1970. Les bélugas vivants nageant aux abords de Tadoussac ont d’abord intéressé les scientifiques, mais une carcasse trouvée en 1982 sur les rives de Rimouski a aussitôt fasciné le biologiste Pierre Béland et le vétérinaire Daniel Martineau. « On l’ouvre! », avait alors lancé le docteur Martineau. Commençait l’épopée du projet d’étude des carcasses, qui se poursuit encore aujourd’hui, en faisant le plus long programme de suivi de l’état de santé d’une population sauvage.
Agir vite, contre vents et marée
S’ensuit une course contre la montre; il faut éviter que la carcasse soit emportée de nouveau vers le large par la marée. Grâce à la collaboration de la municipalité de Rivière-Ouelle, le béluga est attaché à une roche, par la queue. La baleine ne nous filera pas entre les doigts!
C’est au tour des bénévoles de se rendre sur le site pour « documenter » la situation : mesures; photos détaillées du corps, de la tête, des marques profondes et superficielles, des fentes génitales pour déterminer s’il s’agit d’un mâle ou d’une femelle; relevé des indices révélant l’état de décomposition de la carcasse et analyse de l’environnement où elle se trouve.
Ce dernier aspect est essentiel pour Carl Guimont, le responsable de la récupération des carcasses de bélugas. Les bélugas, même s’ils sont considérés comme de petites baleines, peuvent atteindre un poids avoisinant les deux tonnes! La machinerie lourde doit pouvoir se rendre sur le site afin de soulever la baleine, la déposer sur une remorque et la conduire sur la route vers la Faculté de médecine vétérinaire (FMV) de l’Université de Montréal. Il faut parfois mettre en place une logistique complexe, être tenace et s’armer de patience pour arriver à récupérer la carcasse qui se trouve souvent dans des terrains rocailleux, ou sur un substrat meuble, voire à travers des plantes menacées, qu’il est défendu de piétiner. Grâce à la collaboration de la municipalité de Saint-Denis-de-la Bouteillerie, la bête de 3,5 mètres avec un poids avoisinant sans doute une tonne a pu prendre la route 132, avant de finir sa course bien au frais, dans la salle réfrigérée du laboratoire de nécropsie de la FMV.
Ne manquez pas, la semaine prochaine, la suite de cet article (2/3) – De la salle de nécropsie au microscope.