Durant leur récente mission à bord du Coriolis II, les chercheurs ont observé les plus basses concentrations d’oxygène dissout jamais enregistrées dans les eaux profondes du Saint-Laurent. Pourquoi y a-t-il de moins en moins d’oxygène dans les eaux profondes et quelles en sont les conséquences pour les espèces du Saint-Laurent?
Du 12 au 21 juin dernier, 13 chercheurs provenant des universités McGill, Concordia et de Moncton ont parcouru le Saint-Laurent entre Québec et l’Ile d’Anticosti à bord du Coriolis II, le bateau de recherche de l’Institut des sciences de la mer de Rimouski (ISMER/UQAR). L’équipe multidisciplinaire avait plusieurs objectifs: en apprendre plus sur l’acidification des eaux de surface, faire le suivi de la concentration d’oxygène dans les eaux profondes et effectuer une cartographie actuelle des sédiments (entre autres des produits pétroliers) dans les fonds marins.
Les chercheurs ont observé une zone d’hypoxie, c’est-à-dire une zone très faible en oxygène, dans les eaux profondes entre Tadoussac et Sainte-Anne-des-Monts. Les concentrations les plus basses ont été enregistrées au large de Rimouski et de Matane: 45 micromoles d’oxygène dissout par kilogramme d’eau, alors que les concentrations sont habituellement plutôt de l’ordre de 200 à 300 micromoles par kilogramme. Le niveau d’oxygène dans les eaux profondes du Saint-Laurent est en baisse depuis au moins une dizaine d’années. Cette tendance inquiète les chercheurs.
Des causes multiples
Plusieurs éléments pourraient expliquer l’ampleur du phénomène d’hypoxie dans le Saint-Laurent: la composition changeante des masses d’eau entrant dans le golfe, les changements climatiques et la pollution.
Deux grands courants d’eau pénètrent dans le golfe du Saint-Laurent: le courant du Labrador et celui du centre de l’Atlantique Nord. L’eau du courant du Labrador est froide et bien oxygénée, tandis que celle du centre de l’Atlantique Nord est plus chaude et moins oxygénée. Des études ont démontré qu’au cours des dernières décennies, la proportion d’eau du courant du Labrador qui entre dans le golfe du Saint-Laurent a diminué, alors que celle de l’eau du centre de l’Atlantique Nord a augmenté. Ceci a deux conséquences sur les eaux profondes de l’estuaire du Saint-Laurent: une diminution de leur concentration en oxygène et une augmentation de leur température.
Les changements climatiques risquent d’amplifier le phénomène d’hypoxie, car plus la température de l’eau est élevée, moins l’oxygène y est soluble. Une étude publiée en janvier dernier par l’Institut Maurice-Lamontagne de Pêches et Océans Canada révélait notamment que les températures moyennes des eaux profondes du golfe du Saint-Laurent, à 250 et 300 mètres de profondeur, atteignent également des niveaux records centenaires.
La pollution pourrait aussi jouer un rôle non négligeable dans le phénomène d’hypoxie. L’épandage d’engrais et de fumier sur les terres agricoles ainsi que le rejet d’eaux usées municipales entrainent un apport important de nitrates et de phosphates dans le fleuve. Ces nutriments causent la prolifération du plancton. Lorsque celui-ci meurt et tombe au fond de l’eau, le processus de décomposition entraine une diminution de la teneur en oxygène de l’eau.
Des conséquences pour les espèces du Saint-Laurent
Selon Yves Gélinas, professeur-chercheur au département de chimie et de biochimie de l’Université Concordia et un des 13 chercheurs ayant pris part à la mission, certaines concentrations d’oxygène enregistrées lors de la mission « sont trop basses pour permettre la survie à long terme de plusieurs organismes vivants […] dans ces eaux-là ».
En effet, tout comme les organismes terrestres, les organismes marins ont besoin d’oxygène. Mais bien qu’une diminution de la concentration d’oxygène ait un effet néfaste sur la plupart des espèces, elles n’ont pas toutes le même seuil de tolérance. La morue, par exemple, ne peut tolérer les faibles concentrations d’oxygène qu’on retrouve actuellement dans les eaux profondes de l’estuaire et évite ces secteurs. Cependant, d’autres espèces, comme le sébaste, la plie et la crevette, se concentrent dans les secteurs pauvres en oxygène afin d’éviter les prédateurs.
Pour ce qui est des baleines du Saint-Laurent — pensons au béluga, au cachalot, au marsouin commun et à plusieurs autres — qui s’alimentent de proies benthiques, « leur garde-manger est vraisemblablement en train de se modifier », souligne Robert Michaud, directeur scientifique du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM). Comment les baleines s’adapteront-elles à ces changements? Modifieront-elles leurs aires d’alimentation ou les espèces qu’elles consomment? Pour Robert Michaud, ces questions se retrouvent au centre des défis auxquels nous faisons face pour comprendre et mieux protéger les baleines du Saint-Laurent.