Les pêcheurs de morue charbonnière du golfe de l’Alaska connaissent un compétiteur de taille à leurs activités: les cachalots mâles. Ces derniers viennent dérober leurs prises directement sur l’engin de pêche. Pêcheurs et scientifiques travaillent de concert pour comprendre cette stratégie d’alimentation des cachalots qui cause des pertes considérables aux pêcheurs et qui augmente également les risques de prises accidentelles des baleines.

Des adversaires de taille

Autrefois la pêche commerciale à la morue charbonnière dans le golfe de l’Alaska ne durait que quelques semaines. Aujourd’hui, la saison de pêche s’étend sur huit mois; la période de «cohabitation» entre les pêcheurs et les cachalots est par le fait même augmentée. Les cachalots mâles qui fréquentent la région sont de plus en plus nombreux à utiliser la déprédation, c’est-à-dire dérober les prises des pêcheurs directement sur l’engin de pêche. Le coût des dommages est actuellement évalué à plus de 1000$ par bateau de pêche par jour et les risques de prises accidentelles sont bien réels pour ces grands cétacés.

Seuls les adultes mâles cachalots migrent vers les hautes latitudes pour s’alimenter dans les eaux froides. Les femelles et les juvéniles restent généralement près de l’équateur. Même si leur alimentation principale est constituée de calmars, le cachalot a une diète variée incluant des poissons pélagiques, des poissons de fond et des crustacés. Largement répandue dans les océans de la planète, la population mondiale de cachalots semble avoir augmenté suite à la fin de la chasse commerciale à la fin des années 1970. Toutefois, l’estimation de leur abondance demeure très floue. En raison de l’incertitude entourant son abondance et du déclin important de ses populations causé par la chasse, l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) a attribué au cachalot le statut «d’espèce vulnérable» en 1996. Le cachalot est toujours considéré comme une «espèce en danger» en vertu du Endangered Species Act états-unien.

Une morue prisée

 La morue charbonnière est un poisson de fond de grande valeur commerciale. Pour se rendre là où elle se trouve, les pêcheurs du golfe de l’Alaska parcourent en moyenne une centaine de kilomètres pour rejoindre les eaux côtières profondes. Une fois rendus sur place, ils mettent à la palangre, une ligne longue de deux ou trois kilomètres qui se déploie près du fond grâce à une ancre et à laquelle sont suspendus entre 3000 et 5000 hameçons appâtés. La palangre dérive plusieurs heures avant que l’équipage la remonte en décrochant au fur et à mesure les prises des crochets. Généralement, entre 500 et 1000 poissons sont prélevés sur une ligne de 2000 crochets; après le passage des cachalots, il n’en resterait que le quart attendu, voire moins.

Les scientifiques à la rescousse des pêcheurs

Les pêcheurs ont demandé l’aide des scientifiques. Le Southeast Alaska Sperm Whale Avoidance Project (SEASWAP) a vu le jour en 2003 pour répondre à leur demande. Pêcheurs, chercheurs et gestionnaires collaborent pour définir l’ampleur du problème, comprendre l’écologie des cachalots et trouver des solutions pour réduire ces interactions nuisibles pour les baleines et les pêcheurs.

L’une des principales interrogations : comment les cachalots trouvent-ils les bateaux de pêche, et ce au moment même où les lignes remontent vers la surface? Un système acoustique passif a été installé sur la palangre. Il semblerait que ce soit le son des moteurs, alors que ceux-ci sont alternativement mis en marche et éteints lors de la remontée des lignes, qui annonce l’heure du repas aux géants. Les cachalots utilisent l’écholocation pour chasser; ils peuvent percevoir ce son à une distance de 5 à 30 kilomètres selon les conditions de mer.

Grâce à des caméras sous-marines, les chercheurs ont découvert que les cachalots prennent la ligne dans leur gueule, créant une tension qui secoue l’engin de pêche libérant ainsi les poissons de leur piège. Les mastodontes n’ont plus qu’à quérir leur repas maintenant «libre» dans la colonne d’eau (pour découvrir la manœuvre en vidéo). Cette chasse requiert bien moins d’efforts que leurs plongées habituelles d’alimentation profonde et contrairement à leurs habitudes de chasseurs solitaires, ils peuvent être plusieurs autour d’une même ligne à profiter du «butin».

Comment réduire ces interactions? Plusieurs tentatives ont été essayées pour dissuader les cachalots de s’approcher des palangriers par exemple avec la présence d’un faux bateau de pêche, mais les animaux revenaient bien vite vers les vrais pêcheurs. Deuxième solution: l’évitement. Des émetteurs satellites ont été posés sur une dizaine de cachalots pour suivre leurs déplacements. Les scientifiques avisent ainsi les pêcheurs de la présence ou non des cachalots pour qu’ils évitent et s’éloignent de ces zones à risque et demeurent à une distance suffisante de l’ouïe des cachalots.

Des techniques de recherches comme les biopsies et la photo-identification ont été utilisées pour en apprendre plus sur cette population peu connue du golfe de l’Alaska. Parmi la centaine d’animaux fréquentant le golfe, une quinzaine sont maintenant connus des pêcheurs. L’un d’eux a même été surnommé «Zack the Ripper».

Une collaboration unique

 Une coopération sans précédent s’est installée entre les équipes de recherche et les pêcheurs. Ce travail a d’ailleurs inspiré d’autres initiatives internationales. La SEASWAP travaille aujourd’hui avec les pêcheurs de l’archipel des Crozet, territoire français situé dans le sud de l’océan Indien aux prises avec des problèmes de déprédation de la part d’épaulards.

Source :

Sur le site de Newsweek :

Alaskan Sperm Whales Have Learned How to Skim Fishers’ Daily Catch

Pour en savoir plus :

 Sur le site de SEASWAP (vidéos, photos et schémas) :

Sur le site de Baleines en direct :

Le cachalot

Les prises accidentelles dans les engins de pêche

Actualité - 11/12/2015

Marie-Sophie Giroux

Marie-Sophie Giroux s’est jointe au GREMM en 2005 et y a travaillé jusqu’en 2018. Elle détient un baccalauréat en biologie marine et un diplôme en Éco-conseil. Chef naturaliste, elle supervise et coordonne l’équipe qui travaille au Centre d’interprétation des mammifères marins et rédige pour Baleines en direct et Portrait de baleines. Aux visiteurs du CIMM ou aux lecteurs, elle adore « raconter des histoires de baleines ».

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