Le témoignage d’Émilien Pelletier devant le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) la semaine dernière ramène un nuage au-dessus des baleines du Saint-Laurent. En 2015, l’abandon du projet de construction d’un terminal pétrolier à Cacouna avait permis aux mammifères marins du Saint-Laurent d’échapper à une importante menace. Émilien Pelletier rappelle aux commissaires du BAPE qu’un déversement suite à un bris de l’oléoduc Énergie Est serait susceptible d’avoir de lourdes conséquences sur le milieu marin.

Émilien-Pelletier
Mr. Émilien Pelletier

Témoignant le 15 mars devant le BAPE, M. Pelletier, titulaire de la chaire de recherche en écotoxicologie moléculaire en milieux côtiers de l’Institut des sciences de la mer de Rimouski, a expliqué qu’un déversement dans les eaux salées du Saint-Laurent serait extrêmement difficile à contrôler et à nettoyer.

Par son projet Énergie Est, l’entreprise albertaine TransCanada pourrait transporter jusqu’à 1,25 million de barils de pétrole par jour des Prairies jusqu’au Nouveau-Brunswick. De là, une bonne partie du pétrole serait chargée à bord de pétroliers pour être exportée. Le tracé proposé pour l’oléoduc traverserait 860 cours d’eau sur le territoire québécois. La grande majorité de ces cours d’eau se déversent dans le Saint-Laurent. En cas de bris et de déversement, le Saint-Laurent se retrouverait donc directement menacé.

Selon une étude menée par Polytechnique Montréal pour le gouvernement du Québec, « l’aval du fleuve Saint-Laurent est considéré extrêmement à risque à la suite d’un déversement accidentel ». Le rapport mentionne aussi que « l’un des écosystèmes les plus vulnérables se situe dans l’estuaire du Saint-Laurent, soit en aval des traverses de cours d’eau pressenties pour le projet Oléoduc Énergie Est ».

Selon M. Pelletier, bien qu’il existe des façons de récupérer du pétrole déversé, comme le recours à des barrières flottantes nommées estacades, l’efficacité de ces méthodes est limitée dans le cas du projet Énergie Est dû aux caractéristiques du milieu et aux types de pétrole transporté.

Caractéristiques du milieu

© GREMM
© GREMM

La présence de glace sur le Saint-Laurent durant une bonne partie de l’année et la salinité de l’eau de l’estuaire et du golfe risquent de rendre la récupération du pétrole très difficile en cas de déversement dans ces milieux.

« Le pétrole a tendance à s’immiscer sous les glaces, même à se mélanger avec la glace. Quand il y a de la glace sur l’estuaire et qu’il y a un déversement, c’est presque catastrophique, parce qu’on ne peut presque pas intervenir », souligne M. Pelletier, qui a étudié les accidents pétroliers en mer pendant une trentaine d’années.

La salinité de la glace ajoute un défi supplémentaire. « La glace de mer, contrairement à la glace d’eau douce que vous connaissez mieux, est friable et poreuse et permet donc l’intrusion et la séquestration du pétrole déversé », explique le M. Pelletier, ajoutant que « le pétrole dans la glace de mer active devient rapidement impossible à récupérer ».

Particularités du pétrole provenant des sables bitumineux

 La principale catégorie de pétrole que prévoit transporter TransCanada est un bitume dilué provenant des sables bitumineux, aussi appelé « dilbit ». Il est plus lourd et plus visqueux que le pétrole conventionnel et serait plus difficile et onéreux à récupérer en cas de déversement. Étant plus lourd, il disparaît rapidement en dessous de la surface de l’eau. Étant plus visqueux, il colle à tout. « Les difficultés de nettoyage sont multipliées par 10 en raison de la très grande viscosité du produit », explique le professeur.

Une étude réalisée par un comité de l’Académie nationale des sciences aux États-Unis et publiée en début d’année 2016 conclut que le bitume dilué présente des caractéristiques et des risques uniques comparativement au pétrole conventionnel. Selon le comité, la règlementation actuelle des États-Unis, notamment en ce qui a trait aux réponses d’urgence en cas de déversement, n’est pas adéquate pour ce type de pétrole et devrait être révisée pour prendre en considération les particularités du bitume dilué. Une idée qu’il serait intéressant de reprendre de ce côté-ci de la frontière, selon M. Pelletier. 

Conséquences d’un déversement sur les espèces marines du Saint-Laurent

Quelles seraient les conséquences d’un déversement suite à un bris de l’oléoduc Énergie Est sur les espèces marines du Saint-Laurent? Les informations fournies lors des audiences du BAPE ne nous permettent pas de répondre clairement à cette question. Cependant, vu l’importance et la fragilité de l’écosystème marin du Saint-Laurent, cette question mérite que l’on s’y attarde.

Les conséquences sur les espèces marines dépendront de nombreux facteurs, dont l’ampleur et le lieu du déversement et la toxicité du pétrole et des diluants déversés. Une analyse de Pêches et Océans Canada publiée en 2015 mentionne que « trop peu de recherches ont été menées pour évaluer les effets potentiels du bitume dilué et du pétrole brut synthétique (bitume valorisé) sur les organismes aquatiques ».

Des études réalisées suite à des déversements majeurs – comme le déversement de l’Exxon Valdez, en Alaska, en 1989, et l’accident de la plateforme Deepwater Horizon, dans le golfe du Mexique, en 2010 – font des constats inquiétants concernant les conséquences à long terme sur la faune marine. Premièrement, malgré les efforts de nettoyage, du pétrole persiste encore dans l’écosystème marin bien des années après l’incident. Deuxièmement, même si le pétrole ne cause pas nécessairement la mort des individus immédiatement après le déversement, une exposition à long terme peut entrainer des effets qui peuvent être observés plus tard dans la vie de l’animal ou dans les générations subséquentes. Ceci peut mener au déclin des populations et peut causer une cascade d’effets indirects qui empêchent les populations de se rétablir à long terme.

© GREMM
© GREMM

Bien qu’il n’y ait présentement pas de données suffisantes pour évaluer les conséquences d’un déversement sur les mammifères marins du Saint-Laurent, une chose est certaine: les risques liés à une augmentation du transport des hydrocarbures le long du Saint-Laurent s’ajoutent aux autres stress subis par cet écosystème fragile et précieux. Une douzaine d’espèces de cétacés fréquentent le Saint-Laurent du printemps à l’automne et une, le béluga, y réside à l’année. Près de la moitié de ces espèces sont des espèces en péril selon le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada.

Et les changements climatiques dans tout ça?

Selon certains experts et citoyens, s’attarder aux risques locaux de l’oléoduc Énergie Est nous éloigne du vrai débat qui devrait avoir lieu concernant les changements climatiques et l’extraction du pétrole provenant des sables bitumineux. L’urgence de réduire les émissions de gaz à effet de serre pour empêcher un réchauffement dangereux de la planète devrait, selon certains, être une raison suffisante pour laisser les sables bitumineux là où ils sont. Selon une étude britannique publiée en 2015 dans la revue scientifique Nature, 85% des sables bitumineux canadiens devraient rester dans le sol pour garder la hausse des températures globales sous le seuil des deux degrés Celsius.

Les changements climatiques s’ajoutent aux nombreuses menaces qui planent sur les espèces marines du Saint-Laurent. Les scientifiques prévoient que les changements climatiques toucheront les mammifères marins en modifiant leur habitat et en affectant leurs ressources alimentaires.

La vie des mammifères marins du Saint-Laurent repose sur la santé du Saint-Laurent et de ses indissociables affluents. La vie et l’économie des Québécois sont, elles aussi, intimement liées à cet écosystème. Le Saint-Laurent est la source d’eau potable de près de la moitié des Québécois et le milieu de vie de près de 80% de la population du Québec. Au cours des 30 dernières années, plusieurs centaines de millions de dollars ont été investis pour protéger, restaurer et mettre en valeur l’écosystème du Saint-Laurent. Si un nuage plane au-dessus des baleines, il plane inévitablement au-dessus de nos têtes. 

Sources:

BAPE : Projet Oléoduc Énergie Est – section québécoise

Étude sur les traverses de cours d’eau dans le cadre de la construction et de l’exploitation des pipelines au Québec

Spills of Diluted Bitumen from Pipelines: A Comparative Study of Environmental Fate, Effects, and Response

Analyse documentaire de la toxicologie aquatique des huiles de pétrole : un aperçu des propriétés du pétrole et de ses effets sur le biote aquatique

What We Know About the BP Oil Disaster

Long-Term Ecosystem Response to the Exxon Valdez Oil Spill

The geographical distribution of fossil fuels unused when limiting global warming to 2 °C

Pour en savoir plus:

Sur Radio-Canada: Risques de déversement : le plaidoyer d’Émilien Pelletier devant le BAPE

Dans La Presse Canadienne: Énergie Est : un déversement en mer serait très difficile à contrôler

Dans Le Soleil: Le pétrole d’Énergie Est très difficile à nettoyer, selon un expert

Sur Baleines en direct:

Projet de port pétrolier à Cacouna : un danger pour les bélugas

Des pathologies chez des dauphins du golfe du Mexique reliées à la marée noire?

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Une population d’épaulards de l’Alaska vouée à disparaitre, une conséquence du désastre de l’Exxon Valdez?

Changements climatiques

Actualité - 22/3/2016

Béatrice Riché

Après plusieurs années à l’étranger, à travailler sur la conservation des ressources naturelles, les espèces en péril et les changements climatiques, Béatrice Riché est de retour sur les rives du Saint-Laurent, qu’elle arpente tous les jours. Rédactrice pour le GREMM de 2016 à 2018, elle écrit des histoires de baleines, inspirée par tout ce qui se passe ici et ailleurs.

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